Critique Littéraire : « Ce qu’il advint du sauvage blanc », quand l’imaginaire de la science nourrit les mythes coloniaux

Boris22/ juin 15, 2022/ Critiques, Publication en Vrac/ 0 comments

Aujourd’hui, il est question d’un livre récent. Ce qu’il advint du sauvage blanc est un roman de François Garde qui a reçu en 2012 le prix Goncourt, ainsi que les prix Amérigo Vespucci et Jean Gionno. En 2014, il a reçu également le prix littéraire Québec-France Marie-Claire-Blais. Pourtant, le livre a de quoi déranger, notamment par sa tendance à naturaliser un mythe historique tenace et erroné : celui du bon sauvage. Au travers de cette critique, nous questionnerons le récit, mais aussi son processus éditorial.

Gravure du XIXème représentant Narcisse Pelletier

Au cours du XIXe siècle, le marin Narcisse Pelletier se trouve laissé pour mort sur une île au large de l’Australie. Son exil dura dix-huit années au cours desquelles il fut adopté par une tribu locale. Au bout de ce long déracinement, il fut trouvé par un navire de passage qui le rapatria auprès des colons occidentaux. Or, Narcisse, transformé par ses longues années loin des siens avait oublié jusqu’à son origine et son passé ; il ne parlait plus sa langue maternelle et se comportait en tout point comme un membre de sa tribu d’adoption, d’où son surnom : « le sauvage blanc ». En se basant sur cette mésaventure véridique, François Garde romance l’histoire. A grand renfort d’imagination, il nous décrit l’adoption de Narcisse parmi ceux que l’on surnommait alors les sauvages et son retour à la civilisation sous la protection de l’explorateur Octave de Vallombrun (qu’il a inventé).

Le tragique destin du jeune Narcisse permet d’approcher d’intéressantes thématiques romanesques, notamment celle du voyage et de la mémoire. Ainsi, le matelot qui prit le large en quête d’aventure devint mousse et vécut de nombreuses expériences. Pourtant, par une triste ironie, il devint amnésique, perdant par la même tout lien avec sa propre identité, si bien qu’on se demande s’il subsiste quoi que ce soit du jeune homme embarqué dix-huit ans plus tôt. Ce thème est profond et l’auteur a l’intelligence de l’aborder avec une certaine distance, laissant au lecteur la possibilité de s’impliquer dans ce drame à hauteur de son envie. Un autre thème abordé est celui de la vision anthropologique des colons de l’époque. À ce niveau, les Européens ne sont pas épargnés et leur sentiment de supériorité est dénoncé sans ambages, et pourtant…

Pourtant, s’il y a bien un aspect qui dérange tout au long de la lecture, c’est l’ambiguïté entre l’approche historique et l’approche romanesque. La tribu aborigène qui nous est décrite à travers les yeux de Narcisse occupe une place importante, quasiment la moitié du roman. Pourtant, on ne sait jamais si les informations données se basent sur des recherches historiques ou s’ils sont le fruit d’une affabulation exotique. Sauvage, proches de la nature, primitifs… les autochtones nomades reproduisent dans le livre de nombreux comportements patriarcaux, dont certains font figure de lieux communs dans nos cultures occidentales. Les hommes sont polygames, mangent les premiers et – animalité oblige – violent dans l’indifférence la plus totale. Les femmes, elles, ne chassent pas, gardent le camp et se réservent pour un homme, et un seul, qui subvient à leurs besoins. Si tout cela semble vraisemblable, rien ne nous informe sur la source de ces descriptions : pas de préface, aucune note de bas de page… Rien. De plus, l’aspect immoraliste du livre, qui constitue un point fort sur le plan littéraire, renforce malheureusement l’impression qu’on a affaire à un roman naturaliste et donc presque documentaire. Pire, la biographie de l’auteur nous dit qu’il est haut fonctionnaire et ancien secrétaire adjoint à l’administration de la Nouvelle-Calédonie, ce qui, par biais d’autorité, pourrait laisser suggérer qu’il dispose d’une certaine connaissance sur le sujet. D’autant que le roman bénéficie d’une lourde reconnaissance institutionnelle, de par les nombreux prix qu’il a reçu (tout cela, pour un premier roman). Et pourtant…

Pourtant, la description des indigènes se base sur un vide complet et intersidéral, ce qui, soulignons-le, met l’auteur dans l’exacte position des Européens qu’il dénonce dans son propre livre ! D’après ses dires, il n’a effectué aucune recherche sur la tribu qu’il décrit, souhaitant plus se concentrer sur le regard anthropologique des Occidentaux. Et qu’importe si au passage, il véhicule une vision désuète et colonialiste du monde. Si l’énormité des œillères de l’auteur prête à sourire, on pourrait cependant lui conférer une certaine indulgence. Après tout, n’est-il pas naturel d’inventer dans un roman ? Cela se discute… Ce qui semble cependant plus difficilement pardonnable, c’est qu’un processus éditorial aussi puissant que celui des éditions Gallimard en vienne à sortir un tel livre sans l’accompagner du moindre processus de médiation. Le monde littéraire ne se targue-t-il pas de sa rigueur intellectuelle ? Les auteurs ne sont-ils pas décrits en certains milieux comme des géographes de l’âme humaine ? Dans ce cas, pourquoi l’une des plus grandes maisons d’édition française laisse-t-elle paraître une telle œuvre sans l’accompagner d’un simple avertissement ? Après tout, une préface aurait bien pu faire l’affaire ? On aurait ainsi compris ne rien devoir apprendre des indigènes et notre attention se serait peut-être concentrée sur d’autres points forts du livre. Et pourtant…

Pourtant, le roman entier dégouline d’un verni scientifique. Il n’est ici nulle question d’une aventure pulp façon année 60, avec un aventurier bariolé à la Indiana Jones, et dont le racisme latent n’atténue pas la qualité d’un divertissement sans prétention intellectuelle. Ici, le livre parle de science, avec des chercheurs comme personnages principaux, l’Europe coloniale comme toile de fond et la naissance de l’anthropologie comme sujet principal. La description des « sauvages » occupe facilement la moitié du roman. Ainsi, on peut légitimement se demander si le livre se serait vendu en avouant le manque de rigueur de sa démarche… Quel intérêt, parmi une myriade de romans historiques, d’en choisir un qui n’éduque qu’à moitié ? Un tel manuscrit aurait-il seulement mérité d’être présenté aux plus prestigieux prix littéraires ? Et pourtant…

Pourtant, si l’on peut reconnaître le talent des auteurs sélectionnés au Goncourt, nul n’ignore que sans amis bien placés, peu de chance d’accéder au jury. Aussi, un livre n’est pas jeté par hasard au-devant des projecteurs. S’il y a eu quatre fois erreur dans la sélection de ce livre, force est d’admettre qu’elles sont soit calculées, soit le fruit d’un effrayant aveuglement. L’auteur, du haut de son immense capital symbolique investit ici le monde de la culture, un monde qui est le sien, où il est à son aise et véhicule, volontairement ou non, un regard de dominant. Nul besoin pour lui d’être rigoureux, de se renseigner ou de traiter son sujet avec sérieux. Pas qu’il soit incompétent à se remettre en question, seulement, il fait corps avec un système qui lui ressemble et qui ne l’y invite jamais. Interrogé à la librairie Dialogue, il dit sans trembler être l’un des seuls écrivains moderne à écrire des romans d’aventure (1). Outre une certaine autosatisfaction, l’auteur démontre ici d’une grande assurance… Il ne sera jamais imposteur : il est la culture. Ainsi, il semble que la reconnaissance de ce livre témoigne des dérives d’institutions culturelles malades qui, gangrenées par leur propre consanguinité, ne parviennent plus à porter un regard critique sur elles-mêmes.

En somme, le succès du livre s’apparente à une triste fraude auréolée par un système culturel nombriliste et en panne de bon sens. À moins qu’il ne s’agisse que d’une erreur de bonne foi dont il faut tirer les leçons. Ainsi, les éditeurs souhaitant proposer des livres aux grands prix littéraires feraient bien de prendre soin de s’entourer d’experts qualifiés pour encadrer leurs propositions. Dans ce domaine, il faut admettre que le recours à des historiens est monnaie courante dans des médias tels que le jeu vidéo ou le cinéma (avec bien sûr de bons et de mauvais élèves). Peut-être certaines grandes maisons d’édition devraient penser à s’en inspirer.

(1) https://www.youtube.com/watch?v=2KYNJmOQD0o&ab_channel=LibrairieDialogues

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