Prédation (Nouvelle)

Un souvenir qui a marqué ma vie, est celui ce jour d’été 1939. Mon camarade Heinrich et moi-même étions de service au camp de Dachau. Depuis des années que je le connaissais, il avait toujours été un soldat exemplaire. En sa compagnie, nous avons accompli notre devoir sans lésiner. Pourtant, depuis quelques jours, son comportement avait changé.
Il faut comprendre, s’occuper des youpins à longueur de journée, ça vous monte à la tête. On a tellement de pouvoir, on se sent vite comme intouchable. Je pense qu’il devait se dire ça : qu’après tout il était arien lui, et que ça lui donnait des droits. Ou peut-être que c’était pas lui … peut-être qu’elle lui avait vraiment fait quelque chose, même sans faire exprès.
En tout cas, quand il a rencontré cette juive, j’ai bien vu qu’il se passait quelque chose. Il était comme captivé. Il était devenu absent : son regard se perdait dans le vide et il parlait plus. Quel combat avait lieu dans sa tête ? On peut pas aimer une juive, pas quand on est allemand. Et c’était pas un sensible Heinrich. Je le voyais pas céder comme ça …
Un soir, il m’a demandé si je pouvais garder un secret. Il lui fallait de l’aide et j’étais le seul sur qui il pouvait compter. Et moi dans tout ça, je n’ai jamais su dire non … Son plan était simple. Elle l’avait ensorcelé … Pour se libérer, il la prendrait de force, brisant ainsi le maléfice qu’elle lui avait jeté.
Le lendemain, alors que nous faisions marcher les prisonniers, Heinrich et moi emmenèrent la sorcière à l’écart. Je dois bien admettre que je comprends ce qu’il lui trouvait … Bien que maigre, elle avait des bons restes. Sa poitrine était provoquante et on sentait qu’elle avait les hanches souples. Son visage avait quelque chose, avec ses grands yeux de biche et sa chevelure ondulée. Pour une youpine, elle était foutrement baisable, de quoi faire tourner des têtes. Heinrich l’a emmené à l’écart. Moi j’étais à quelques mètres, je montais la garde. Malgré la distance, je me rappelle nettement leurs échanges.
Lui il la domine d’une tête. D’en haut, il la toise. On le voit dans ses yeux, il va se venger, et tant qu’à faire, il va en profiter. Elle doit bien s’en rendre compte, puisqu’elle le regarde. Elle a le dos courbé. On comprend la peur sur son visage : ses yeux implorent. On aurait dit un loup et une brebis. « Déshabille toi » dit-il, laissant entrevoir ses crocs. La brebis pleure. Un coup de griffe, elle tombe, puis doucement retire son haut. Malgré ses côtes saillantes, elle reste bien faite. Une fois dénouée de sa fierté, elle se lève en titubant. Maintenant, c’est le chat qui joue avec la souris. « Danse » dit le matou, et la souris se met à bouger.
Je suis mal à l’aise quand j’y repense, Heinrich n’aurait pas dû se compromettre ainsi … Elle était si vulnérable, et lui si fort … Voilà ce que je me disais … Et là, c’est arrivé.
Les mouvements saccadés de la juive gagnèrent en fluidité, bientôt, ses formes prirent vie. Son corps devint une scène et ses yeux brillèrent d’une lueur jamais vue jusqu’alors. Ils s’allumaient, comme mus par un feu intérieur. Était-ce son cœur, ses tripes ? … La danseuse foudroyait Heinrich. Les yeux de mon compagnon se plissèrent et un sourire vertical fit grimper les coins de sa bouche jusqu’en haut de ses oreilles. Je pouvais deviner la tension dans son corps, il se tendait. Il allait bientôt jouir de son pouvoir. Déformé par un rictus, il articula « approche toi ».
Le dégoût perlait des larmes de sa victime, et le dégoût coulait dans sa salive d’agresseur. Mon ami était méconnaissable. Lui qui était de nature si modeste, il prenait dans la domination un air dément. Il me faisait peur. Et là … C’est allé très vite… Honnêtement, j’y ai pas cru. Alors qu’Heinrich ouvre sa braguette, la juive se jette à sa ceinture. Elle glisse une main sur son buste et la fait glisser vers son bas ventre, à croire qu’elle le griffe. « Quel changement d’attitude, » je m’disais… « Ces rats n’ont donc aucune fierté. » Surpris, lui aussi, Heinrich se laisse aller au spectacle. Elle descend vers on machin … Soudain, BAM ! Un coup de feu … Un bruit sourd et je vois la tête de mon ami tomber au sol. De sa main libre, la danseuse s’était emparée de l’arme. En une seconde, Heinrich, mon ami… le prédateur était mort…
Alors bien sûr j’ai réagi. J’ai pointé mon arme sur elle et j’ai vengé mon Heinrich. Mais si je vous raconte tout ça, c’est qu’au de-là de la tristesse, au de-là de la violence, cette histoire m’a réveillé. La juive s’est défendue avec ses armes, elle a combattu … même si elle pouvait pas gagner. Je la croyais sans force, ça l’a pas empêché de tuer Heinrich, lui qui se pensait tout puissant.
Et quoi ? Elle venait d’où cette énergie ? Peur du viol ? Haine de l’allemand ? Bah, elle était foutue ! Y avait pas moyen qu’elle survive. Elle avait été choisie … Dos au mur, elle a pris ses armes, son corps quoi, et elle a mordu. Avec sa morsure, elle a condamné son bourreau. Etait-ce de la bravoure ? Je n’en sais rien … elle était foutue de toute façon … La danse de cette juive, c’est avec le mort qu’elle l’a dansée. Aurait elle préféré vivre ? Ne pas être choisie ? Sans doute … Elle était d’une race de traitres. Et puis, y a que les cons qui veulent vraiment mourir en héros. Elle était pas conne elle.
Heinrich lui, par contre, était devenu mégalo. Il avait oublié une vérité basique : il était de chair et d’os. Ainsi, qu’importe le peuple allemand me dis-je aujourd’hui. Nous ne sommes que des goûtes d’eau dans l’océan de l’histoire. Et cette juive, elle n’a pas changé l’histoire, elle n’a pas gagné la guerre, pourtant, un court instant, elle a remonté le courant. Depuis ce jour, mes certitudes sont mortes.
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