Critique-analyse ciné : Le Conte de la Princesse Kaguya

Boris22/ juin 6, 2022/ Critiques, Publication en Vrac/ 0 comments

Le conte de la Princesse Kaguya, ou quand les immortels se perdent à la recherche de ces moments de bonheur fugaces, ceux que l’on vit pendant l’enfance et parfois un peu avant de mourir… Dans un film magnifique, Isao Takahata propose une expérience intense et philosophique aux nombreux niveaux de lecture, qu’ils soient esthétiques, poétiques, politiques ou métaphysiques.

Attention ! Cette critique-analyse contient de nombreux SPOILERS.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Le conte de la Princesse Kaguya est un film d’animation des studios Ghibli réalisé par Isao Takahata et inspiré d’un conte traditionnel du même nom. Si la trame du film suit celle de l’histoire dont il est inspiré, il l’enrichit de quelques éléments scénaristiques pour introduire un angle politique qui s’accorde parfaitement avec la portée métaphysique de l’œuvre originale.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

L’histoire commence lorsqu’un vieux bûcheron trouve une minuscule princesse à l’intérieur d’une pousse de bambou fraîchement coupée. Magnifique, elle émane d’une lumière éblouissante. Charmé, le bûcheron la ramasse et l’amène auprès de sa femme. Arrivée dans l’enceinte du foyer, la princesse se transforme en un bébé qu’il conviendra au couple d’élever. La petite fille grandit à une vitesse folle, au point d’être surnommée « Pousse de Bambou » par les enfants du village. Elle vit une enfance heureuse à la campagne et atteint l’adolescence en moins d’une année. Entre-temps, une suite de miracles fait la richesse de ses parents. Or tout cela a un prix et le père comprend devoir donner à sa fille un destin royal. Ainsi, il prend sa fortune et décide d’emmener son enfant à la capitale pour en faire une véritable princesse. Là-bas, elle est baptisée sous le nom de princesse Kaguya, ce qui signe le début de son malheur, mais aussi de sa légende. Les prétendants se bousculent à sa porte, allant jusqu’à attirer l’empereur lui-même. Pourtant, la princesse n’est pas de ce monde et son départ est inévitable. La convention du conte permet ici une cohérence complète de l’ensemble et tous les éléments présents à l’écran sont chargés de symboliques puissantes qui se répondent tout au long du film.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

En premier lieu, le métrage marque par la beauté des couleurs pastelles des illustrations. L’animation est fluide et aérienne, tout comme les mouvements des personnages. Les traits épurés de chaque visage sont très expressifs, démontrant une fois de plus qu’un dessin peut bien se montrer aussi, voire plus évocateur qu’un vrai visage humain. Tous évoluent dans des décors chatoyants qui fourmillent de détails. Non contente d’être magnifique sur les plans techniques et esthétiques, l’animation véhicule un sens qui sert l’intrigue et souligne l’état mental des personnages. La campagne et la nature sont en mouvement constant durant l’été, que ce soit par le vent qui agite les buissons, les fleurs dont la couleur éclate à l’écran, le chant du petit ruisseau ou la foule d’insectes et d’oiseaux qui volent partout où un personnage pose le pied. L’ensemble déborde de vie, au point qu’on imagine sans cesse les magnifiques tableaux du film se prolonger loin en dehors du cadre de l’écran. Les plans, aussi poétiques soient-ils, ne sont que des extraits de cette nature dont l’idée importe ici plus que la réalité. Le romantisme d’une telle représentation contribue à ancrer les paysages dans une idée transcendante du bonheur, présent dans la nature, avec toute sa beauté et sa simplicité.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Or, dès lors que la princesse quitte les beaux paysages de l’enfance pour s’installer en ville, l’animation change du tout au tout. Enfermée dans son château, elle qui n’est que mouvement et agilité, se trouve prisonnière dans un cadre immobile, sans vie, où les corps des courtisans sont contraints par le poids de leurs vêtements, maquillages et traditions. Ainsi, débute le temps de l’adolescence où la nature sauvage de la princesse se heurte aux traditions rigides du japon médiéval. La lutte entre mobilité et immobilité occupe une place importante dans le film qui nous fait osciller entre des sensations d’oppressant enfermement et de brefs instants de libertés.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Le film comprend deux escapades qui sont animées de manières très différentes. La première est celle d’une rébellion ; l’animation se distend alors, les mouvements deviennent si rapides qu’ils transforment l’aspect des corps, transcendés dans le mouvement. La deuxième est plus euphorique, comme exaltée de bonheur ; les corps ne s’y déforment pas dans la fuite, au contraire, ils deviennent aériens, perdent contact avec la terre, la princesse vole, parcoure la nature comme le vent qui caresse l’été. Enfin, la conclusion met aussi en scène le mouvement, avec l’arrivée de divinités quasi immobile qui altère les éléments et la réalité même de par leurs pouvoirs. Les dieux n’évoluent pas dans le monde, c’est le monde qui se meut autour d’eux pour les servir.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Ces mises en scène du mouvement, de la nature et de la cour servent une critique sociale assez dure. La jeune princesse, qui possède un potentiel illimité, s’épanouit dans un cadre heureux et simple. Pourtant, les ambitions du monde, de son père et des prétendants, vont bien vite la priver de son bonheur pour en faire une héroïne de drame. Enfermée dans son château, elle devient un objet ; un trésor jalousement gardé dont chacun cherche à s’emparer. Tous parlent de faire son bonheur, mais elle n’est jamais consultée. L’absurde des attentes de la cour est très bien représenté par la maladresse du père, qui, issu d’une basse extraction, imite maladroitement les codes de la noblesse et peine à se mouvoir en habit traditionnel dans les espaces étroits du château. Le vêtement est exploité tout au long du film dans une approche matérialiste. Les longs manteaux des princes obligent des serviteurs à les précéder pour faciliter leur mouvement, tandis que la robe de Kaguya l’empêche de sociabiliser auprès des paysans. Ainsi, la perception de l’essence des personnages découle directement de forces extérieures qui façonnent leur rapport au monde.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Respectée en princesse, Kaguya perd le droit d’être aimée. Le poids des conventions est si lourd, qu’il s’apparente à un entonnoir qui se resserre sans cesse, comme pour brouiller la jeune fille. Souffrant dans son palais, elle trouve du réconfort dans un petit jardin qu’elle cultive pour le faire ressembler à son pays natal. Vivant dans ses souvenirs, Kaguya jouit au moins de l’amour de ses parents. Or, même cet amour est source de tourment et d’aliénation, tant les ambitions du père vont à l’encontre de ses propres aspirations. Heureusement, elle peut compter sur la bienveillance d’une mère qui a su garder une certaine simplicité. Finalement, aussi triste soit son présent, le futur semble pire encore, tandis qu’une succession de princes demandent sa main. Sans même l’avoir vu, ces derniers lui envoient des lettres d’amour enflammées. Pire, l’empereur lui-même cherche ses faveurs, allant jusqu’à user son pouvoir pour tenter d’abuser d’elle. Ainsi, le conte traditionnel se trouve enrichi d’une lecture politique et féministe qui s’accorde parfaitement avec un grand thème présent dans de nombreux contes japonais : celui de la mélancolie.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Mélancolie d’un bonheur perdu, mais aussi d’une vie de souffrance. On peut voir dans ce conte une parabole qui aborde les problématiques du temps qui passe et de la mort. Cependant, il serait erroné d’aborder le récit sous le prisme d’une vision judéo-chrétienne où la lune serait le paradis, Bouddha, Dieu, etc. Pour bien comprendre le film, il vaut mieux le replacer dans le contexte de la culture japonaise qui allie bouddhisme zen et culte shintoïste. Ainsi, les Japonais vénèrent des divinités issues de la nature et allient cette croyance avec une pratique acérée du Zen. Une idée fondamentale dans la pensée bouddhiste est que Bouddha donna à l’humanité le remède contre les quatre grandes douleurs, ouvrant ainsi aux hommes un chemin sans peine et la possibilité d’atteindre l’éveil, un état de conscience total du monde. Cet état de conscience revient en fait à comprendre l’illusion de sa propre individualité. Pour cela, l’humanité doit se détacher de ses quatre douleurs qui sont : la colère, la peur, la tristesse et… la joie. Cette dernière peut surprendre, mais elle est en fait fondamentale. Celui qui chérit son bonheur craint de le perdre, ainsi, s’attacher au plaisir détourne du chemin vers l’éveil.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Quand on garde cette pensée à l’esprit, la fin du film prend une teinte hautement métaphysique. Ayant rejeté les avances de l’empereur, la princesse Kaguya se rappelle son passé. Dès lors, elle devint secrète et perd intérêt pour toutes les activités qui furent jadis les siennes, délaissant son jardin et ses pratiques artistiques. Elle reste simplement mutique à regarder la lune. Pleine de tristesse, elle sait que les habitants du royaume céleste reviendront la cherche le 15 août et qu’elle devra alors reprendre sa place en tant que déesse lunaire. Ainsi, le drame se referme et aucune action humaine ne peut arrêter son destin divin. Elle qui avait fui la terre des éveillés pour vivre le bonheur, elle n’eut finalement droit qu’à de fugaces moments de joie au milieu d’une mer de tristesse. Quand les Bouddas viennent pour la ramener, ils la revêtent d’une cape qui efface sa mémoire. C’est là qu’elle se rebelle une dernière fois, allant jusqu’à chérir son malheur, ses souvenirs et l’amour qu’elle ressent pour ses parents. Mais c’est sans espoir, car les dieux oublient, comme si seuls les mortels avaient droit à la mémoire. Pourtant, un espoir demeure, car de retour sur la lune, la princesse pleure. Même sans souvenir, elle conserve sa mélancolie et les couplets d’une chanson résonne : « Je reviendrai ». On peut voir ici une métaphore du cycle bouddhiste des réincarnations. La princesse souffre, car elle n’a pas renoncé au bonheur, et ainsi, elle n’a toujours pas atteint l’éveil. En conséquence, elle devra se réincarner dans une nouvelle vie pour souffrir de nouveau.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014

Un jour peut-être trouvera-t-elle l’éveil, ce jour-là seulement, elle pourra s’extraire du cycle des réincarnations pour devenir compète et se dissoudre dans la vérité, atteignant ainsi le Nirvana. Pourtant, si le film traite la question bouddhiste, il montre aussi la violence de cette ambition, une violence inacceptable pour nous, simples humains persuadés de la valeur de nos vies. Plus qu’accepter l’ordre divin de la réalité, on veut se rebeller, pleurer avec Kaguya et espérer qu’à sa prochaine réincarnation, elle sera heureuse pour de bon.

Image tirée du film, Le Conte de la Princesse Kaguya, Isao Takahata, Ghibli, Juin 2014
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