Nouvelle : L’Envol involontaire
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Un canard blessé et boiteux qui s’envole à volo perd la trajectoire, nageant en eaux troubles et virevoltant à l’aveugle contre des vents indolents. Il souffre, car le vent, dans son grand égoïsme, se montre intransigeant et prend pour s’amuser des allures de tempête. Ainsi donc, le vent hurle, se moque du canard qui s’écrit tout haut qu’il a besoin d’aide ! « Ho ! Au secours ho ! J’en ai marre ! Où se trouve mon étang ? À l’aide ! » Il veut barboter, mais ses ailes fragiles déjà le ballottent comme un avion en papier. Maltraité par les courants d’air, il perd la notion du sol, vrille sens dessus dessous de s’élance en piqué vers le ciel inhospitalier. La terreur monte dans sa cervelle d’oiseau, il craint pour sa vie, craint d’être monté si haut. « Pourquoi tant de… Air ?! » Crie-t-il au comble du non-sens. Il voulait juste prendre un peu d’air et le voilà emporté.
Le vent, cruel farceur l’a éjecté au large. Le brave canard ne voit plus sa petite mare et sent l’océan qui approche. L’odeur du sel envahit son bec, autour de lui chahutent quelques mouettes. Il craint pour lui-même, sait qu’il n’a rien d’un albatros. Pourtant, lui est à l’aise, par terre, sur l’air et dans l’eau. Mais la mer est trop grande et il vole trop haut. « À l’aide », crie-t-il, mais il est trop petit. Son cri n’atteint rien, si ce n’est le crissement hilare de ces grands oiseaux, aventuriers experts qui sans peine enjambent les grandes étendues d’eau. Qu’importe la détresse, les petits n’émeuvent pas les grands. Lui qui ne voulait qu’un coin tranquille, voilà qu’il vogue en eaux troubles, et ne trouve nulle échappatoire à son mal-être. Il est seul, entouré de vide et privé de direction.
Mais à force de voguer dans l’air inhospitalier, il ressent, face à lui, une chaleur azurée. C’est celle d’un souriant soleil qui se mêle à la brise, chuchote le mot « liberté ». La douceur alizée de cette bise réchauffe les ailes du canard, le charme presque, tant elle s’accorde bien au vent salé. La flamboyante aura est immense et le vaste horizon qu’il repeint se colore d’une allure tendre et romantique. « Qu’importe la perdition », se dit le canard « elle a après tout quelque chose d’épique ». Alors le petit voyageur se met à rêver, il souhaite traverser les mers, trouver de nouvelles mares où l’eau est plus verte. Il fabule sur des goûts inconnus, invente de nouveaux poissons auxquels il imagine de nouvelles épices.
La beauté de son rêve s’assaisonne volontiers d’une pointe de mélancolie. Quelle volupté que sa vie, quand elle est ainsi cuisinée : le ciel, le sel, la mer. En fond, l’esprit calme qui roucoule, repense au passé et à l’acide beauté des souvenirs perdus. La petite mare est si loin, disparue à jamais. Adieux, les cannes, adieux les canards, l’été pourtant fut beau. Mais le canard perdu avait le cœur trop léger, au premier courant d’air il s’était laissé emporté, et ainsi cajolé par les vents du mistral, il se laissa planer vers une mort certaine.
L’horizon déjà lui tend les bras, inspirant en son corps charrié des envies de poésie. Il contemple le soleil qui décline devant lui. Ainsi, née dans son corps une certaine fierté. La terre derrière est déjà loin. Il prend de la hauteur, ses ailes se gonflent d’air chaud comme le ballon d’une montgolfière. Qu’importe se qui se terre derrière l’horizon. L’océan à ses pieds ressemble à une grande mer d’huile colorée. Jaune, rouge, orange, bleu, les effluves du monde se mêlent aux reflets des vagues tandis qu’avec douceur, le ciel s’assombrit. Ça y est, le soleil a décliné, on ne voit plus au loin qu’une éparse lumière qui embrasse la lointaine ligne d’un horizon perdu. L’astre de feu n’est plus qu’une odeur, une caresse qui s’en va. Sa force disparaît. Sa chaleur éphémère n’est déjà plus. Chassé du doux domaine de la nuit, il rejoint peu à peu les affres amères de la mélancolie. Seul demeure le bruit des vagues, qui cahotent mollement. Ça y est, le soleil n’est plus qu’un souvenir.
Pourtant, ce ne sont pas les abysses, car en s’éclipsant, le grand astre de feu laisse place à des millions de lucioles blanches et immobiles qui éclairent le ciel pour le rendre hospitalier. Les ailes du canard fatiguent, il souffre à leur base. Mais il sourit, ne craint plus l’inconnu. La côte est trop loin et ses petites ailes ne le portent plus. Déjà, lui aussi décline. Philosophe, il estime être chanceux. Il tombe et en tombant, il affabule, pense au soleil, cet ami qui toujours fut présent et dont il ne prit conscience qu’au dernier moment. Lui-même tombait chaque soir, laissant place aux étoiles. Ainsi, le canard se dit que lui aussi avait été grand. Avant de toucher la grande mare d’eau salée, il eut un dernier regret, cristallisé en ces mots : « Ainsi je tombe, qu’importe, car même les astres vont tomber. Mais tout de même, les abysses m’attristent et m’effraient, car une fois ensevelis par des litres de sel, jamais je ne les verrai, ces étoiles laissées derrière moi. »
Il bat encore des ailes autant qu’il le peut, puis, à bout de souffle, plonge dans les gouffres remuant du calme océan. Les vagues roulent sans amertumes et les grondements du ciel ne portent aucune colère. Le vent caresse la surface comme une main aimante caresse le front d’un nouveau-né. Demain, le soleil brillera.