L’impossible Contrat (Nouvelle)

Un artiste raté qui cherchait la gloire était, à son inaliénable mérite, doté d’une volonté de fer. Ainsi, les échecs successifs de sa carrière n’eurent sur lui que peu d’effets et il continua jour à près jour à s’enfoncer dans une frustration qui, au fil qu’elle devenait plus radicale, eut vite fait de l’entraîner sur des chemins sinueux. Si l’on voulait tout raconter, il nous faudrait des manuscrits entiers et après tout, je ne m’en sens pas réellement la qualification. Puisque je vous dois une honnêteté sans faille, je dois bien avouer ne pas connaître en détail cet artiste et d’ailleurs, sa personnalité ne m’intéresse somme toute que très peu. De plus, parmi toutes ses aventures, une seule me paraît finalement incontournable, si bien que je tâcherai ici de vous la résumer rapidement.
Alors âgé d’une cinquantaine d’années, notre artiste maudit semblait avoir épuisé toute la portée de son art. Ses œuvres devenaient fades, répétitives et globalement sans intérêt à ses yeux propres. Pourtant, si la pensée créatrice de l’auteur était à bout, sa passion demeurait plus forte que jamais, au point de tout sacrifier pour renouveler son art. Si notre artiste était bien un malade de travail, il lui manquait une qualité nécessaire à ses yeux : le talent. Désespéré par ce manque estimé, il se persuada vite que s’il était plus doué, il ne tarderait pas à trouver de nouvelles idées, c’est pourquoi il convint de voir tous les docteurs, gourous et charlatans du pays.
Un jour, contre toute attente, il fit la rencontre d’un homme. Ce dernier avait l’aspect banal et lui fit une proposition qui, à n’importe qui d’autre, eût paru vertigineuse. Il lui tendit une carte, lui promettant que s’il la suivait, notre artiste raté rencontrerait le Diable en personne qui en échange de son âme réaliserait n’importe lequel de ses vœux.
N’hésitant qu’une minute ou deux, notre artiste se dit que son âme était pauvre et que contre un talent réel, il en échangerait mille sans trembler. Ainsi, il suivit la carte et en peu de temps, il fit face à un être merveilleux que seul lui pourrait décrire. Chers lecteurs, je vous prie de ne pas voir dans cette absence de description un signe d’incompétence du narrateur. Il faut dire que le diable à mille formes et qu’il apparaît à chacun sous des traits forts différents. Ainsi, les prêtres ascétiques voyaient-ils peut-être le Diable sous les traits d’une femme lascive, tandis que certains musiciens le voient apparaître sous les traits d’un homme vieux et riche, prêt à leur proposer un contrat. Ce qu’il faut bien retenir, c’est que son apparence importe peu et que seuls nos propres fantasmes peuvent en modeler les traits.
Quoi qu’il en soit, notre artiste lui faisait bien face et l’on dit que les traits de la créature l’impressionnèrent au plus haut point. Bien vite, le Diable ouvrit la conversation et sans ambages il demanda à l’artiste ce qui l’amenait auprès de lui. Ainsi, l’artiste répondit également sans ambages : « Oh ange déchu, si je viens te voir, c’est pour te demander de réaliser mon vœu le plus cher ! Toutes ces années, j’ai voué ma vie à l’art ! Or, je dois bien le reconnaître, mon art est faible. Je suis faible, vide et sans expression. Pourtant, je dois le dire, en moi vibre le feu d’une passion dévorante et puisqu’elle me consume, je veux qu’elle touche, qu’elle façonne et immortalise ! Oh Satan, fais de moi un grand artiste et je te donnerai tout ce que tu demandes en retour. »
Par politesse, car le Diable est poli, Lucifer n’interrompit point notre artiste. Une fois la tirade terminée, un silence glacé s’installa, laissant à l’artiste le temps de constater le manque d’effet de sa tirade. Ne se démontant pas, il ajouta « Vous voyez, même en y mettant tout mon cœur, je ne peux émouvoir… Pourtant, je suis ému… »
À cette dernière phrase, Satan enfin eut une réaction. Il sourit d’abord, puis éclata d’un rire profond et cruel. Sa moquerie terminée, il s’exprima à son tour. « Mon jeune ami, vous êtes, semble-t-il, doté d’une chance rare, car vos ambitions vous mettent à l’abri de tout commerce avec moi. Oh, certes, vous n’êtes pas le premier à venir me voir pour de pareilles raisons. D’ailleurs, puisais-je vous servir, sachez que je l’aurais fait avec le plus grand plaisir et vous l’auriez regretté pour l’éternité. Or, je ne le peux et donc, je dois refuser. Je ne vois en cela nulle raison de vous tromper. Le Diable n’est pas un charlatan, ses remèdes sont efficaces et détruisent profondément. Vous vous trouvez faible, minable et incompétent, vous voulez être un grand artiste. La belle affaire ! Ces choses n’ont pour moi aucune valeur, car je les comprends trop bien. Vous parlez de l’art comme une chose absolue, une chose qui existe en soi, comme s’il s’agissait d’un fragment d’essence divine qu’on ne peut en rien altérer. Pourtant, vous vous trompez ! L’art n’a en lui rien de divin, pas plus qu’il n’est issu des paumes de votre serviteur. En réalité, l’art est une notion profondément humaine et il n’a point de sens en dehors. Ainsi, je ne puis faire de vous un grand artiste, puisqu’il n’existe et n’existera jamais en ce monde rien de la sorte. »
La déclaration du Diable déçu profondément notre artiste qui décida ne point en rester là. « Mais pourtant, dit-il, je ne rencontre aucun succès, et à mes yeux mêmes, tous mes efforts aboutissent dans une crasse médiocrité ! Que faire alors ? Je ne peux me résoudre à arrêter… »
Mais le Diable resta muet, il eut un sourire poli, partit et l’artiste n’entendit plus jamais parler de lui. La conversation qu’il eut avec le Diable lui laissa un goût amer et plus jamais il ne toucha à son art. Privé de raison de vivre, il s’éteint quelques années plus tard, ou plutôt, son corps seul mourut, car toute étincelle de vie avait depuis longtemps déjà déserté ses yeux. Quelques années plus tard, on retrouva son atelier, mais l’ensemble des œuvres avait disparu. Ainsi, de cet homme, aujourd’hui il ne reste rien, pas même son nom.