Critique littéraire : Le Révisoir

Boris22/ avril 21, 2022/ Critiques, Essais, Publication en Vrac/ 0 comments

Dans Le Révizor, Gogol brosse encore une fois le portrait peu flatteur de la bureaucratie Russe du XIXème siècle. Mais peut-on vraiment limiter sa critique à un temps ou une époque ? Je ne suis pas Russe et j’ai grandi dans le XXIe siècle, pourtant, les comportements décrits dans la pièce me sont pour le moins familiers, aussi il me semble que le regard acéré de l’auteur ne se limite pas à son temps et son milieu mais nous donne un éclairage universel sur la petitesse de l’homme dans son rapport au pouvoir.

Il n’est nullement question ici de détailler l’importance de Gogol dans la littérature Russe. Pas  question non plus de relater les divers réceptions de la pièce aux différentes époques de sa programmation. Malgré tout, il reste intéressant de souligner qu’elle eut droit à des accueils divers selon les interprétations et les époques qui l’ont vu jouer : Vaudeville cartoonesque, allégorie du diable en chacun de nous ou plus simplement satyre sans pitié de la société Russe, la pièce divise et est désigné tantôt pro-Tzariste, tantôt pro-soviétique. Elle justifie ainsi sa place au panthéon de la littérature, puisqu’en représentant un peu la profonde complexité de l’homme, elle transcende la vision de son auteur pour gagner au fil des lecteurs et des époques, une vie et un message universel en constante actualisation.

Tout d’abord, je confesse n’avoir pas vu la pièce, ma connaissance se limite donc à la lecture de cette dernière. Cela n’empêche pas l’humour de faire mouche à l’écrit tant les dialogues sont évocateurs et les situations cocasses.

Dans une petite bourgade de Province, les haut-fonctionnaires se retrouvent pour une réunion de crise. Un Révizor, c’est à dire un agent haut placé du pouvoir central de Saint Pétersbourg, s’apprête à visiter la ville. Or, entre alcoolisme, corruption et abus de pouvoir, ces gens ont des choses à se reprocher et craignent qu’un contrôle ne menace leur position. Par ailleurs, ils ont tout intérêt à être bien vus de ce visiteur qui en une lettre pourrait garantir leur avancement. Dès le début, c’est leur petitesse qui marque le lecteur. Les soucis de ces notables sont tout à fait déconnectés de leurs responsabilités et on est frappé par leur obsession du paraître : les élèves du maître d’école ont l’air trop stupides, l’hôpital à l’air trop rempli etc. Ils n’ont que faire d’arranger les problèmes qu’ils évoquent et se rejettent sans vergogne la faute les uns sur les autres. Leur seule qualité semble résider dans une certaine solidarité les poussant à collaborer pour créer une mascarade susceptible de satisfaire le Révizor, favorisant ainsi leurs avancements mutuels. On constate cependant rapidement la fragilité de cette collaboration, tant les intéressés sont prêts à se tirer dans les pattes à la première occasion. Tous occupés qu’ils sont à créer un beau mensonge pour la venue du prestigieux envoyé, ils se laissent entraîner de surinterprétation en surinterprétation jusqu’à se trouver convaincus qu’un vaut-rien de passage – Khlestakov – est en fait le Révizor. Les signes de l’irresponsabilité et de l’inconséquence du jeune homme sont alors interprétés comme des marques d’importance. D’abord surpris, ce dernier finit par utiliser ce malentendu à son avantage et profite grossièrement de la crédulité de ses hôtes.

Si l’humour de la pièce repose sur un quiproquo et donne l’occasion de rire des défauts de la société représentée, Gogol, contrairement à Molière, ne montre aucune bienveillance envers ses personnages qui sont avides, stupides et mesquins. Entre autres, la femme et la fille du gouverneur sont interchangeables et en compétition constante, l’inspecteur des collèges est paralysé devant une image d’autorité qu’il adule au point d’en perdre toute capacité d’expression, le juge est médisant, et le gouverneur qui se montre soumis et cajoleur envers ses maîtres est aussi cruel et vantard envers ses subordonnés. Khlestakov lui-même est un sot irresponsable qui doit plus ses méfaits à la chance qu’à la ruse et n’est sauvé au dernier moment que par l’intelligence de son valet. À aucun moment, les personnages ne s’encombrent de morale. Sans aucune lourdeur, Gogol nous montre les différents rôles sociaux assumés par les petits bourgeois de la pièce en fonction de leurs interlocuteurs. Tantôt mielleux et bêtement généreux, tantôt cruels et despotiques, tout n’est qu’avancement, intérêt et soumission face à un pouvoir et une reconnaissance sociale acceptés et désirés de tous.

Cela dit, on pourrait penser que la pièce date du XIXème siècle et qu’on n’a plus rien à en apprendre. Pourtant, l’œuvre semble toujours d’actualité. À la lecture du livre et en pensant à ces notables de province affublant celui qu’ils pensent être le Révizor de qualités exceptionnelles, comment ne pas penser aux relations des salariés face à la haute hiérarchie. Je me rappelle d’une conversation aux côtés d’un ami, au cours de laquelle ce dernier me racontait comment ses collègues encensaient l’intelligence incroyable d’un jeune manager qu’ils avaient croisé deux ou trois fois tout au plus. Comment aurait-il pu en être autrement ? Après tout, s’il est jeune et occupe un poste important, c’est sans doute qu’il est brillant. Ce raisonnement n’est pas stupide après tout, dès lors qu’on accepte l’idée que la hiérarchie est juste, c’est-à-dire qu’il faut accepter de se soumettre un peu devant l’autorité. Cela est d’autant plus visible quand on voit les fonctionnaires de la pièce parler entre eux pour encenser la supériorité de Révizor, relevant ses mots de manière sélective et leur prêtant un sens supérieur, légitime. Finalement, le public se rit d’eux tandis qu’ils sont roulés dans la farine par un sot, lui-même sorti d’affaire par son valet que personne n’estime.

On a beau se moquer des notables de la pièce, leur admiration envers les élites relève pourtant d’une tactique psychologique cohérente, car en effet, apprécier les représentants du pouvoir facilite notre envie de leur ressembler. Le monde de l’entreprise a cela de commun avec l’administration provinciale de Gogol qu’il présente un terreau fertile à une vénération du pouvoir par ceux qui en sont légèrement dotés : tout le monde croit pouvoir monter, on veut être à la place de nos chefs et donc, quelque part, leur ressembler. Je ne parle pas ici d’un N+1, mais d’un supérieur hiérarchique occupant une position qui nous paraît inaccessible et donc prestigieuse. Un seul de ses mots et vous pouvez tripler votre salaire, fréquenter des ministres et des maires …

Mais avant, il faut qu’on vous ouvre la porte, et pour cela il faut qu’on vous apprécie. Alors il faut cajoler ses supérieurs, faire de la politique. Car ce sont bien nos chefs, petits ou grands, qui décident de notre avancement. Le souci des apparences qui anime les notables de la pièce se justifie dans tout fonctionnement hiérarchique. En effet, nos supérieurs ne peuvent nous juger que sur ce qui est montré, en opposition à ce qui est fait. Nos motivations pour cela peuvent varier … Qu’on ait peur, qu’on cherche la gloire, l’argent ou simplement une place au soleil pour se bourrer la gueule, la pérennité des ambitieux passe par une certaine soumission aux élites : ces êtres choisis qui peuvent faire don de leur amitié, un cadeau inestimable pour servir l’orgueil de quelques petits chefs.

Prenons l’exemple d’une personne réelle que j’ai connu et ne nommerai pas. Fière de sa position, cette manager n’hésitait pas à se ruer comme un toutou devant les directeurs régionaux pour effectuer des tâches dignes d’un stagiaire bac-4. Elle le faisait probablement dans l’espoir d’un retour d’ascenseur, un peu comme les fonctionnaires de Gogol donnent sans réfléchir leur argent au faux Révizor. Tout pour la hiérarchie ! En se battant pour ses chefs, elle défendait sa propre position, sa soumission était le prix de son accès à une certaine forme de domination. Accepter la supériorité des maîtres lui permettait d’assoir son pouvoir sur ceux qu’elle estime naturellement sous ses ordres. Tout cela semble fort proche de la pièce de Gogol qui montre admirablement des petits bourgeois qui se battent au cœur d’un système qu’ils estiment légitimes pour défendre leur position et en grimper les échelons, garantissant ainsi la légitimité et le prestige de ceux qui les dirigent.

En fin de compte, je recommande ce livre à tous les petits chefs qui en jouant sans s’en rendre compte le jeu d’un pouvoir qui les exploite, sont les dindons d’une farce bien réelle. Or cette farce n’est drôle que quand on en ridiculise les acteurs, car si l’on peut rire de leur hypocrisie, de leur servilité ou de leur orgueil, la pièce n’oublie pas de montrer les conséquences de leur égoïsme. Le peuple souffre, il demande le changement, mais il est rendu impuissant. Les plus faibles sont forcés de demander le soutien de celui qu’ils croient être le Révizor : la petite bourgeoisie contribue donc à donner une image positive des grands maîtres, ces hommes à la culture et aux valeurs supérieures qui sont capables de rendre la justice. On peut constater des processus similaires dans le monde de l’entreprise, où les N+2 paraissent souvent sympathiques, au même titre que tous les grands dirigeants.

« Vous voyez, on voit qu’il a su rester simple et garder les pieds sur terre, d’ailleurs il m’a dit bonjour dans l’ascenseur …  rien à voir avec tous ces petits chefs ! » (Phrase type qu’on entend à la machine café.)

Jamais un blâme, toujours des encouragements et des belles paroles. Le blâme c’est le rôle du N+1, et ce sont les petits chefs qu’on peut détester, peut-être simplement car ils sont à notre portée. Ainsi, on se dit que si l’on conversait directement avec nos patrons, on aurait une oreille plus juste, plus noble et plus à même de nous comprendre, car après tout, s’ils ne disent rien, c’est sûrement qu’ils ignorent tout. Douce ignorance et beau statu quo qui légitime et stabilise la position des chefs d’entreprise : la hiérarchie se couvre sans se forcer. D’ailleurs, si Khlestakov se montre bienveillant aux supplications du peuple, il n’a aucune intention d’intervenir en leur faveur ne serait-ce qu’une seconde.

On pourrait regretter de trouver la classe dominante absente, voire épargnée dans la pièce de Gogol. Pourtant, le fait de ne pas la représenter directement renforce son pouvoir. Les maîtres sont loin, invisibles et inaccessibles. Malgré tout, on peut supposer qu’elle n’est pas épargnée par la pièce dont le sous-texte attaque violemment la légitimité du pouvoir. À commencer par Khlestakov, ce faux Révizor, ce dirigeant factice auquel on attribue tant de qualités. Car après tout, d’où vient la crédibilité d’un roi, d’un héritier ou d’un intendant à diriger, si ce n’est de la confiance qu’a le peuple dans les institutions ? Que Khlestakov soit une représentation directe de la classe dirigeante ou non n’a d’ailleurs que peu d’importance, ce qui compte c’est que doté du pouvoir pendant un instant, il ne sert que son propre plaisir. De la même manière, on comprend mal pourquoi il devrait en être autrement de la part de cette classe dirigeante invisible. Sûrement le vrai Révizor, dont on ne voit jamais l’apparition, est-il semblable aux notables de campagne caricaturés dans la pièce … difficile d’imaginer quelles motivations le pousseraient à modifier l’ordre des choses. Peut-être se montrera-t-il lui aussi corruptible et égoïste ? Il convient tout de même de nuancer cette interprétation car la pièce n’apporte aucun élément concret dans ce sens. Elle s’achève même sur l’apparition du Révizor légitime, laissant suggérer qu’il représente en effet la justice qui s’apprête à rendre son verdict, d’où peut-être certaines critiques accusant Gogol de soutenir le pouvoir en place.

Et pourtant, lisant Le Révizor avec un regard moderne, la pièce marque de manière amusante, froide et réaliste, les mécaniques du pouvoir soutenues par la servilité des petits bourgeois envers un système qui les rend assez puissants pour prétendre à des privilèges tout en étant soucieux de les perdre.

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