Le Vagabond des steppes mentales (critique Narcisse et Goldmund)
Hermann Hesse, prix Nobel de Littérature, est l’un des plus nobles représentant du romantisme allemand. Dans Narcisse et Goldmund, l’écrivain nous conte l’histoire d’un artiste dont la quête d’identité nous mène jusqu’aux plus sombres confins de la passion.

En grand voyageur, il n’a pas son pareil pour emmener ses lecteurs en terre inconnue. Adepte de Saint-François-d’Assise, il fantasme le moyen âge et nous transporte à travers le temps. Bercé par les préceptes de Bouddha et ceux de la religion protestante, il a le don de décrire le monde dans chaque brin d’herbe. Enfin, comme la psychanalyse le passionne, les paysages qu’il nous dévoile sont des espaces mentaux où se rencontrent les archétypes de la conscience. Dans chacun de ses livres, Hermann Hesse nous offre une partie de sa vie qu’il rend universelle en la transfigurant par le prisme de l’art. Un style inégalable forgé dans les tempêtes, celles de la vie d’un homme qui, refusant de se conformer aux attentes du monde, a commencé élève maudit pour finir Prix Nobel de Littérature.
Un succès que rien ne laissait pourtant présager : enfant à la santé fragile, le jeune Hesse est renvoyé de nombreux lycées et rate ses études à plusieurs reprises. C’est en travaillant comme bibliothécaire qu’il se fait écrivain et rencontre un succès rapide dès sa deuxième publication. Et pour cause, Hesse impressionne déjà par la musicalité de son style et par son art de la description qui donne à ses œuvres un caractère hautement sensoriel. Auteur aux écrits très personnels, l’un des grands talents de Hesse réside dans sa capacité à nous conter la vie de personnages intemporels, capables de toucher les lecteurs d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
L’indépendance récompensée, mais à quel prix ? Très vite, le franc-parler de l’auteur lui cause de nombreux ennemis, notamment pour ses prises de position contre le nationalisme allemand aux abords de la Première Guerre mondiale. À cela, s’ajoutent des problèmes familiaux qui plongent Hesse dans la dépression. Pour se reconstruire, il poursuit une thérapie auprès d’un élève de Carl Gustav Young. Sa rencontre avec la psychanalyse l’impacte grandement et transforme sa manière d’écrire. Ses romans prennent alors des airs de récits allégoriques où des personnages archétypaux parcourent le paysage fantasmé de l’inconscient universel.
Aucune limite n’est alors permise à l’imagination de l’auteur, qui nous transporte tour à tour en Inde pour chercher l’éveil auprès de Siddhartha, ou dans un moyen âge fantasmé dans l’œuvre qui nous intéresse ici : Narcisse et Goldmund. Dès son titre, le roman présente ses deux personnages principaux. Pourtant, c’est bien Goldmund que nous suivons tout du long, tandis que Narcisse n’intervient qu’à quelques moments clés. Ils ont en commun leur caractère exceptionnel : Narcisse est un mentor parfait, une émanation de la sagesse tranquille ; Goldmund est un artiste indomptable qui se nourrit des tumultes de l’existence.
C’est dans un monastère en retrait du monde que les deux personnages se rencontrent. Narcisse est un moine doué de talents merveilleux qui le destinent dès son plus jeune âge à faire prospérer sa communauté. Encore adolescent, il rencontre Goldmund, donné aux ordres par son père. Or Narcisse, qui a le don de lire dans le cœur des hommes, présage une autre voie pour son nouveau camarade. En lui dévoilant le souvenir de sa mère oubliée, il révèle Goldmund à lui-même. Cette découverte pousse ce dernier à fuir la vie monacale.
Commence alors une vie d’errance où il s’imprègne de la nature et des nombreux personnages qui croisent sa route. Suivant son instinct et ses envies, il vit de nombreuses aventures et se lie avec des pèlerins, des femmes, des brigands et des chevaliers. Dévoué à ses passions, il ne souffre aucune morale et n’hésite pas à se battre ou a tuer quand il en ressent le besoin. Ne craignant aucun danger et doué d’un charisme mystique, Goldmund ressent l’amour comme une respiration et courtise sans discrimination : les paysannes et les nobles, les femmes mariées et les filles de joie ; mais toujours avec une même obsession : celle de la liberté chère à l’artiste. Un jour scribe, l’autre sculpteur, il conserve toujours son âme de vagabond. Cela le pousse à refuser les honneurs et les responsabilités, à voir le monde dans ce qu’il a de plus beau, mais aussi dans ce qu’il a de plus cruel. Goldmund inspire son art dans les yeux des poissons morts du marché, il explore les villes atteintes par la peste et souffre dans le froid des donjons …
Comme souvent dans l’œuvre de Hesse, le roman est presque prétexte à un essai philosophique ! Les influences de Nietzsche et Freud sont imbriquées dans la narration et parcourent l’ADN des personnages. La volonté de puissance de Narcisse s’exprime dans son vœu d’ascétisme qui le pousse à s’éloigner du monde et de ses tentations, tandis que Goldmund se consume dans l’assouvissement de ses désirs, avec une quête toujours inassouvie : la recherche de cette mère qui l’a abandonné et dont il ne sait rien. La quête de Goldmund le mènera finalement à sa perte, occasion d’un face-à-face poignant entre le mentor et l’artiste qui clôt le roman par une phrase aussi énigmatique que poétique … un final magistral qui résonnera encore dans l’inconscient des siècles à venir !